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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention

Sébastien D. Gendron

novembre 2001

10

Brigitte, amène la boutanche !!!

Mâme Brigitte arrive, pas contente, tenant la bouteille de planteur et le Pam-Pam au cassis dans une main comme une paire de matraques de mai, et dans l’autre un bouquet de petits ballons qui viennent heurter de leur pied de verre la table de la réunion. Du coup, Olivero est du deuxième service, celui où Mâme Brigitte traîne du pied, renâcle à franchir la barrière psychologique de son zinc, fatigue dans le retour du calice de Montrachet et, dans un dernier sursaut de commandement des lieux, précise pour les petits malins :

— Je veux pas voir un verre à même la table. Vous me mettez ces sous-bock sinon je vous sors et vous irez boire au Diplo ! Et Môssieur Garlasseri c’est la même quarantaine pour vous !

— …

— Répondez pas tous en même temps, surtout !

— D’accord, Mâme Brigitte !

Ca ricane dans le rang mais on aime pas se moquer de Mâme Brigitte et puis il ne faudrait pas empiéter sur le temps du spectacle. Rodolphe, qui est un grand et gras garçon d’origine ardennaise recentre le débat parce qu’il est le délégué de sa classe :

— Alors, Olivero ? Le dernier épisode, c’est pour quand ?

Sardonique est alors le pli qui ourle la lèvre supérieure de notre Olivero regonflé. Se redressant pour reprendre son port le plus tutorial, il monte le ballon de vin jusqu’à sa bouche, sans cesser de sourire y aspire le liquide, ce qui tache d’une première goutte sa blanche chemise du matin, puis il toise son assemblée de morpions (le plus jeune a 10 ans), s’imagine qu’ils sont mieux ici qu’à déglinguer les sonnettes de portes des paisibles Parisiens et s’enfuir en courant et se lance en d’abord pinçant son visage d’une expression magistrale. S’il n’était si rétif aux plaisirs nicotins, on lui allumerait volontiers une pipe d’Amsterdamer.

— Mes enfants. Je vous ai parlé la semaine dernière des bienfaits aveuglants de l’amour, de l’abnégation comme voie unique dans l’impasse de l’amitié et des capacités bienfaitrices de l’âme humaine. J’ai disserté de même des choix qui s’offrent aux hommes face à la beauté féminine et des joutes animales qui parfois en découlent, mettant souvent à rude épreuve les liens les plus fraternels. Dans un puissant accès de bonté philogyne, certainement guidé par ma soûlographie du moment, je me suis laissé aller à plaider la cause de la femme dans pareille situation, lui inventant de lointaines réminiscences de l’époque où, mamelles traînantes sous ses quatre pattes, il s’agissait pour elle de trouver le mâle le plus puissant de la harde susceptible de lui faire les plus robustes rejetons. Qu’est-ce qu’y a, Thomas ?

Thomas est un gniard blond de 10 ans qui porte des lunettes et une coupe au bol parce que sa mère veut absolument qu’il plaise à une directrice de casting pour films publicitaire de produits laitiers. Thomas pose souvent beaucoup de questions et il veut justement en poser une pénultième :

— C’est quoi philogyne ?

— Ah ! Ta gueule !

— Ah ! Ca non, Monsieur Garlasseri !

C’est que Mâme Brigitte ne supporte pas que l’on maltraite l’enfance innocente en sa présence. La voilà qui tance notre professeur, la main qui s’agite de derrière le comptoir, ignorant Mir qui entre et trébuche — déjà — sur la chaise haute qu’il voulait escalader.

— Ces enfants vous font la politesse d’écouter vos morceaux de bravoure éthylisés en croyant acquérir de l’éducation, je ne vous permets pas de les traiter de la sorte. Ou alors vous allez vous chercher une autre estrade !

Puis souriant à l’enfant Thomas qui arrondit sa bouche dés qu’il y a du grain dans l’air (un gamin du divorce, vous dira sa professeur principale), elle tente de Petit-Robertiser tant bien que mal le néologisme d’Olivero :

— Ca doit vouloir dire : qui aime les femmes, mon poussin. Du grec philo : qui aime ; et gunè : femme. Mais ça n’existe pas.

— De quoi ? Des hommes qui aiment les femmes ?

— Non, mon canard. Philogyne, ça n’existe pas. Des hommes qui aiment les femmes, il y en a… quelques uns, je veux dire.

— C’est bon ? Je peux poursuivre ?

— Je vous préviens, Olivero…

— Oui. Je sais ça va. Vous m’apportez la bouteille de Montrachet, s’il vous plaît. Thomas, tu reprends un rhum-cassis ?

— Non, ça me brûle.

— Tapette !

— Qui a dit ça ?

— C’est Philomène, Monsieur !

— Tu sais ce que ça veut dire, tapette, Philomène ?

— Oui, c’est comme mon père quand il a quitté ma mère pour partir avec le voisin aux Baléares.

— Bon, on s’égare.

Mâme Brigitte apporte la Montrachet à Olivero, des reproches plein les yeux. Elle le sert d’un basculement puis pose la bouteille sur un nouveau rond de liège et s’en va essuyer sous le verre du nasique qui grogne.

— J’ai donc traité la semaine dernière de la femme comme objet de désir et je voudrais aujourd’hui que nous observions le deuxième thème qu’aborde cette leçon de choses : la femme comme objet de dégoût et de déstabilisation sociale.

— Sortez d’ici séance tenante, M. Garlasseri !

— Mâme Brigitte, laissez-le finir, on va pas s’en sortir. J’ai piscine moi à cinq heures et ma reum’ va me tuer si je suis à la bourre.

— Merci, Yann.

Le nasique se poile dans son jaune, Mâme Brigitte essuie une larme de rage et ouvre plutôt la trappe de la cave pour descendre s’enquérir du reste de houblon moussant dans ses cuves.

— Au matin du jour suivant l’apparition de Jeanne dans mon récepteur de TSF, je prends la brusque décision de repartir à la conquête de la belle. Il s’est écoulé du temps depuis le drame narré ici plus avant, j’ai largement, comme on le sait, décompensé dans les provinces environnantes et il ne m’échappe pas cette nuit-là que mon manque principal vient de ce que je risque d’avoir perdu à force de tout laisser aller : le cœur de Jeanne.

— Quoi ?

— J’ai pas compris, moi non plus.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Quoi ! Qu’est-ce que vous avez pas compris ?

— C’est votre phrase, là, plus haut : il ne m’échappe pas que mon manque principal… après je sais plus mais c’était pas très clair.

Olivero songe que ce matin, ces cellules doivent être beaucoup plus réceptives que d’ordinaire au traitement de son mal par le jus de raisin fermenté. Souvent, les premières traces d’engourdissement apparaissent chez lui dans le langage, qui s’envole tout seul, forme des phrases très alambiquées, jusqu’au salmigondis imbitable.

— Passons. Les femmes demandent beaucoup, c’est ça que je voulais dire. Et méfiez-vous de cela. Regardez Philomène, elle est belle comme le jour, Sarah aussi, Hélène, n’en parlons pas. Elles n’ont rien de mieux à faire de leur vie : être belle et vous faire chier. Hein, les filles ?

— Ouais. Tiens Hub, sers-moi un rhum-cassis, j’ai la langue sèche.

Aussitôt les sept membres masculins post-ado de la harde se jettent sur les bouteilles et renversent davantage qu’ils ne remplissent les verres des huit filles présentes.

— Bref ! Au matin du jour suivant, j’ai pris les bonnes décisions : je suis dans un taxi et je traverse Paris en direction de chez Jeanne. Personne. Je n’ai que peu de fois fréquenté son antre — je suis d’un naturel timide et farouche, issue d’une éducation particulièrement stricte où la bienséance prévaut en toute circonstance — mais je sais l’endroit confiné : ici, on ne met pas autant de temps à répondre à un coup de sonnette à moins d’être absent. Jusque là, j’ai fait une croix sur l’affaire Pols. Mais maintenant, suspendu dans la cage d’ascenseur de Jeanne, entre le sixième et le sol, me reviennent en masse les suspicions des semaines précédentes. Je hèle un nouveau taxi et lui intime l’ordre moyennant finances de me déposer rue Dauphine. Dans les cinq minutes nous y sommes. Saisi d’une curieuse prémonition, j’ai demandé au chauffeur de me lâcher à quelques mètres au moins de la boutique du philosophe. Je n’ai pas sitôt mis pied à terre que j’aperçois, sortant de l’échoppe, ma Jeanne, talonnée par Pols qui — pas à une honte près — sort sur le trottoir dans le même kimono sale duquel avait surgit l’objet de notre affliction. Et tous deux de sourire à ce si beau matin, de parler comme de nouveaux amants et pour finir… de s’embrasser sur la bouche.

Le silence se fait alors sur le Bar à Brigitte. Atterrée, la petite communauté des auditeurs libres n’attend que la reprise d’Olivero pour déglutir tous en même temps. Au bar, même Mir-le-nasique reste bouclé, le ballon de pastis entre deux airs, la langue dans les narines. Et quand Mâme Brigitte remonte de la cave et qu’elle trouve son dépôt muet comme un élevage de carpes, elle comprend et ne commente guère.

Ca y est. Le temps nécessaire à Olivero pour évacuer cette insoutenable image est passé. Il remonte le Montrachet vers son front pour saluer l’auditoire d’un pâle sourire, boit et puis reprend, très vite, des phrases courtes, pour ouvrir les vannes.

— Ils se quittent. Elle vient vers moi mais ne m’a pas vu. Je me tasse contre une porte cochère. Elle passe devant moi, laissant derrière elle le tourbillon dansant de son Chloé qui s’échappe. Je la respire une dernière fois, me dis-je. Je sors de la porte cochère et la regarde s’enfuir : une silhouette qui gambade vers les boulevards. Une femme. Abjecte engeance. Je me détourne, file chez l’antiquaire, ouvre la porte de la boutique. Il est dans son lit, sous son duvet d’oie. De carminé, son visage passe au gris tragique.

— Olivero, me dit-il, qu’est-ce que tu fais ici ?

Comme je m’approche menaçant, je le sens qui tente de disparaître dans son sommier.

— C’est pas ce que tu crois, me labiche-t-il.

— C’est pas ce que je crois, alors que le parfum de Jeanne flotte ici comme dans son flacon original ? C’est pas ce que je crois alors que sur l’édredon repose encore le livre de Jeanne fraîchement dédicacé par sa tendre main ?

C’est pas ce que je crois alors que tu as encore son rouge à lèvre tatoué sur ta bouche de porc insoumis ?!!

Et fou de rage, je me jette sur lui, du moins j’essaie, mais me prends les pieds dans le drap qui traîne et entraîne derechef l’édredon dans ma chute. Je bascule, me retiens à une table bibeloteuse qui tintinnabule et je redécouvre un tableau que je pensais à jamais effacé : Pols, kimono ouverte, le sexe tendu et haletant entre ses deux grosses mains engluées !!!

— Tu t’onanisais ! C’est à cela que tu courais sitôt cette salope enfuie : t’onanir en souvenir de cette nuit immonde que vous partageassiez ! Mais quelle horreur ! Mais dans quel monde vivons nous ?!

Pols a d’abord du mal à se refaire, on a vu précédemment comme les incidents peuvent facilement le mutifier. Mais, très certainement pressé d’en finir, il se redresse et me fait face de toute sa verticalité. L’œil courroucé, la verge blettissant mais les poings rageurs, le voici qui m’abrutit de mots féroces :

— Espèce de sombre imbécile, cette femme était ici de passage afin de m’instruire d’un plan dont j’ai promis de ne pas parler ici.

— Et ce baiser ! Ca aussi, ça faisait parti du plan ? Hein ?

— Ce baiser scellait le traité, parfaitement, Môssieur.

— Et la branlette ? Il l’explique comment, la branlette ? Tu préparais la colle pour le timbre ?

— Triste crétin ! Jeanne m’a rapporté Morphée et c’était Morphée que j’honorais quand tu es entré…

Je n’y tiens plus, me débarrasse de l’édredon et saute sur Pols dans l’idée de l’occire ou de sévèrement l’estropier. Mais c’est lui qui porte le premier coup. Je reçois son poing dans le maxillaire droit et m’effondre à ses pieds. Il me redresse et d’une poigne sévère me jette dehors. Là, il m’accable pendant encore quelques secondes d’une longue série d’injures troubles avant de refermer sa porte puis son rideau de fer. Vexé, je frappe quelques instants contre la taule en m’égosillant en javanais. Enfin, je me relève, mets de l’ordre dans le costume que j’ai mis tant de temps à choisir et je me sauve.

Mais pour aller où ?

Un taxi passe. Je le hèle. Il me charge, me demande ma destination et le chemin que je souhaite lui voir emprunter pour me satisfaire. Je réponds que je ne sais pas où aller et qu’il n’a qu’à choisir lui-même l’itinéraire. Au cinquième tour du périphérique, je lui intime l’ordre de me déposer chez moi en prenant le plus court chemin. Mais l’endroit m’asphyxie vite. Ce vide. Je suis là, collé contre la porte d’entrée et je constate que ce lieu me ressemble : une enveloppe. La constatation me déprime. Subitement. Je ressors, erre quelques instants sur l’avenue puis l’idée fait son chemin, lentement, sinueuse, louvoyante, irritante à force de ne pas se nommer : boire. Oublier dans l’ivresse. Cette entité dont tout le monde parle et que je ne connais même pas.



Comme pour illustrer le propos, Olivero boit d’un trait le dernier quart de son ballon et y reverse ce qu’il restait de Montrachet dans la bouteille. Au passage, il cueille la cigarette que Maurice (14 ans, de l’acné jusque sur les lobes d’oreilles et un trait de duvet noir au-dessus de la lèvre) vient d’allumer,

— Maurice, on fume pas à ton âge !

l’écrase dans le cendrier Gitane et signifie à Brigitte, qui guette mine de rien, qu’il reprend la même chose.

— Parce que vous croyez que c’est mieux de vous torcher la gueule à 10 heures au 12 degrés ?

— Non, mais moi je choisis, toi t’obéis à tes parents. T’auras tout le temps que tu veux après pour faire des conneries. Tiens, ressers tes copains au lieu de dire des foutaises.

— Non ! Ca va merci, on a un peu la gerbe, là !

— Les enfants ! Merde, allons ! Finissez-moi cette bouteille de rhum sinon, c’est moi qui m’y colle et vous aurez mon foie sur la conscience.

L’assemblée des nains grogne mais se laisse servir et semble, tout compte fait, apprécier le breuvage écœurant.

— Et c’est comme ça que vous avez rencontré Mâme Brigitte ?

— Elle venait d’ouvrir son store et elle aidait un grand canut en t-shirt à bretelle à descendre les fûts de bibine. Ceinte dans son tablier bleu, ses petites lunettes qui pendaient au bout de la chaînette en plastoc, à l’époque, elle mettait encore du rimmel turquoise sur ces cils trop courts et elle portait cette petite eau de toilette pharmaceutique qui ne se fait plus qu’en Bavière. Elle était jolie comme un décapsuleur électronique. Je lui ai demandé si je pouvais entrer dans son palace, elle m’a ouvert la porte et j’ai eu l’impression de revenir dans le ventre de ma mère. Je me suis soûlé très vite. J’ai pris ce qu’elle avait de plus fort. Je lui ai dit

— Je vais tomber, où voulez-vous que je me mette ?

Elle m’a indiqué la petite table, là, au coin. Je m’y suis posé. C’était la meilleure. Celle d’où on voit tourner le monde : un œil sur ceux qui passent, un œil sur ceux qui s’arrêtent. Je me suis retrouvé à l’hôpital. J’avais dormi cinq jours d’affilée. Y avait Jeanne qui me tenait la main, des larmes sur les joues. Y avait des fleurs qui me piquaient le nez, des lys un peu fanés. Sortant des toilettes, y avait Pols qui remontait sa braguette. J’ai fait une rapide association d’idée

— Ca y est, alors. Vous êtes ensemble.

Pols est sorti. Jeanne a juré que non. Jeanne a beaucoup pleuré. Jeanne m’a dit que j’avais tout foutu par terre, que j’avais rien compris, que j’étais le pilier de sa vie et que je me faisais des histoires, des histoires graves, qui tournait mal. Jeanne m’a dit qu’elle voulait m’épouser, que c’était pour mettre Pols dans la confidence qu’elle était venue le trouver et puis pour qu’ils oublient ce qui s’était passé entre eux, l’histoire de la bite dans le tiroir. Ca m’a fait tout bizarre. J’ai toujours eu l’habitude que Jeanne prenne les devants. Je me suis toujours dit que c’était sans doute comme ça que les femmes se portaient le mieux, en dirigeant les pas des hommes, trois en avant, quatre en arrière et puis la foulée finale. Je me suis mis à imaginer l’allée centrale de l’église, moi au bout, Jeanne qui arrive au bras de son père, les gens qui nous regardent en souriant, la bassinoire du discours évangélisateur et puis les poignées de riz dans la gueule, la Limousine, la noce, la nuit de noce, le voyage de noce. C’est en pensant à la nuit de noce que j’ai commencé à déconner. J’y arrivais pas. J’arrivais pas à me voir dans le lit à côté de Jeanne. Va savoir pourquoi. Et puis y a Pols qui est arrivé. Pols m’a appelé fils. Ca m’a tout de suite fait tourner en vrille. J’ai failli appeler l’infirmière.

— Fils. Je suis venu pour m’excuser, promptement, mais je ne pense pas que ce soit ce que tu désires entendre. Alors voilà…

Pols a commencé à me raconter l’invraisemblable histoire d’une vache qui lui était apparue quelques temps après l’accident de son sexe. Je n’y ai strictement rien entendu : il était vaguement question de manifestations déguisées de la conscience qui vient parfois vous hanter, vous montrer du doigt les erreurs que vous avez commises mais en les codant pour que vous trouviez seul le nœud du problème. Pols m’a menacé. Pols m’a dit que si je n’acceptais pas la proposition de Jeanne, si je ne me décidais pas à faire une croix sur mes obsessions, j’allais finir comme lui : la nuit venue, un redoutable adversaire viendrait me terrasser, me privant du rêve et du sommeil et que tôt ou tard, l’introspection commencerait : d’abord lente et éthérée, puis franche et découverte, angoissante, attirante et frustrante. Le mal à l’état pur duquel je ne pourrais me laver que longtemps, très longtemps après. En bref, Pols était en train de me dire que si je n’épousais pas Jeanne, il s’occuperait lui-même de la caser et que je mettrais des années à m’en remettre. J’ai aussitôt sonné l’infirmière. L’infirmière est aussitôt entrée. J’ai aussitôt dit à l’infirmière de me débarrasser de ce ventru qui me causait du souci et des douleurs stomacales malvenues dans mon traitement. L’infirmière a aussitôt demandé à Pols de sortir de ma chambre. Pols m’a aussitôt regardé comme si j’avais un groin à la place du nez et des tétines de truie qui m’étaient poussées sous le cou. Pols est aussitôt parti.

Dans l’ouverture et le battement de la porte, j’ai eu le temps d’apercevoir Jeanne, là-bas, assise sur un siège baquet en plastique moulé bleu. Elle pleurait, sans pouvoir s’en empêcher, sans pouvoir masquer ses yeux. Se rendait-elle seulement compte qu’elle pleurait ? J’ai eu pitié. Je crois que c’est à cet instant que ma Roberval interne a fait son choix.



Olivero a l’air triste. Et puis attendri. Les nains autour de lui ne mouftent plus, attentifs à ce changement de ton qui semble avoir vitrifié la totalité du décor. Dans son coin, le flipper F14 Tomcat Top Gun a cessé de couiner pour appâter le chaland ; sur sa chaise haute, Mir n’a plus rien à boire et se demande s’il est assez saoul pour parcourir les huit mètres qui le séparent des lieux d’aisance turques ; enfin, derrière son comptoir, Mâme Brigitte vient de poser son menton dans ses mains, appuyée sur ses coudes à la surface métallisée et nickel, elle a chaussé ses petites lunettes à écailles, tiré sur la chaînette pour ne pas qu’elle pende et fait toute une série de petits mouvements compulsifs pour ne pas se laisser happer par l’historiette d’Olivero. Mais là, déjà, l’amollissement pose les jalons. Mâme Brigitte redevient jeune fille, 15 ans en 63, l’émoi en chaque chose nouvelle, pleurant d’un rien et souriant timidement quand on lui dit bonjour à la sortie de la messe, Mâme Brigitte la blanche, Mâme Brigitte la tendre, Mâme Brigitte la douce tôlière…

— Je ne voyais plus qu’elle. Ca m’a pris pendant le coma. Comme ça, pas un rêve, une image vraie, vivante, comme si elle était venue à mon chevet, me prendre la main, s’excuser de pas m’avoir arrêté plus tôt, de m’avoir laissé tomber, un client comme un autre finalement, un qui consomme, qui se fait du mal et puis qui paye, rubis sur l’ongle, ses jaunes et ses rouges. Elle m’apparaissait, à heure régulière, avec ses grands yeux noirs rehaussés à la turquoise, elle me parlait, je ne comprenais rien mais c’était calme. Après mon réveil, pendant l’observation, je provoquais le sommeil pour la retrouver et je replongeais dans cette piscine, le bassin des grands, celui où on a pas pied mais où on se planque pour pas que le maître nageur vous gaule. A ma sortie, trois jours après, y avait personne pour venir me chercher. J’ai pris un taxi. Chez moi, ça sentait la ripolin, comme toujours. Samuel était venu puis reparti. Avait laissé des post-it inquiets : « Votre saumon à la grecque va refroidir », « Vous commande des escargots du chershire pour mardi mais serez-vous seulement là ? », « Où êtes-vous donc ? Le gigot n’est pas bon réchauffé, c’est dommage ! », « Seriez-vous fâché ? Une intoxication alimentaire peut-être », « Je me fais un sang d’encre pour vos encornets à la Basque », etc… Désolante était ma place, j’y sentais pour la première fois peser le vide que j’avais bâti. J’ai mal dormi cette nuit-là. Les apparitions fugaces de ma petite fée m’ont brusquement rappelé la mise en garde de Pols. Sa vache. Ne pouvais-je pas, effectivement, après cette succession d’évènements, être la victime de ma conscience ? Mon apparition n’allait-elle pas tourner au règlement de compte intérieur ? Quelles nouvelles souffrances m’attendaient donc encore ? Un instant, le doute s’est levé. Je me suis demandé si Pols le malin n’avait pas manigancé cela : pourrir mes nuits en m’inventant une obsession culpabilisatrice.

L’idée a fait son chemin.

Je me suis levé avec le soleil. J’ai sifflé un taxi qui m’a déposé à la Madeleine. Rue de Gréffulhe, j’ai grimpé les six étages sans un regard en arrière. Jeanne a ouvert dans les dix secondes, entérinant ma précédente théorie sur la présence ou l’absence d’un être vivant en milieu clos. Elle sentait le lit, ses paupières étaient gonflées par les pleurs de la nuit, son nez trop mouché ressemblait à un bout de knaki, ses cheveux entremêlés lui tombaient devant les oreilles comme une pendaison de spaghetti trop cuits, elle s’est gratté les fesses en balbutiant une question sur ma présence à cette heure : je l’ai trouvée magnifique. Carénée pour l’amour et la passion. Je l’ai poussé à l’intérieur en posant ma main entre ses seins. Elle n’a pas protesté. Je lui ai dit que je ne pourrais pas attendre d’atteindre son lit et puis que les angelots me foutaient mal à l’aise. Par terre, il y avait des boulettes de papiers, des pages à moitié écrites, froissées, déchirées, un tapis de ratages, une cascade de brouillons et dans un coin, sa petite machine à écrire, rouge, avait laissé son empreinte en creux dans le plâtre du mur et gisait, démantibulée, à même le sol, quelques dents typographiques sortant de son ventre. J’ai allongé Jeanne au milieu de son champ de ruine et je l’ai prise, comme une vérification. Elle me caressait le visage en pleurant, en m’appelant, de temps à autre, elle redressait la tête pour regarder comment je faisais et puis ça a été fini. Je suis reparti. Un nouveau taxi, vers la rue Junot. Je suis rentré, je me suis évanoui une heure dans un bain de lave, j’ai commandé cinquante trois roses et j’ai traversé la rue. Elle était là, comme aujourd’hui, assise derrière son comptoir comme sur un écrin, y avait personne, c’était un dimanche, à l’heure des vêpres, peut-être Mir qui faisait la vaisselle pour régler son ardoise du mois mais je ne l’ai pas vu. J’ai vu qu’elle. Je suis allé vers elle. Elle m’a sourit. Plus tard, elle m’a dit que c’était les roses qui l’avaient fait marrer : j’en avais pris des jaunes, couleurs de l’infidélité. Je savais pour le nombre impair de rigueur mais les codes de couleurs, j’y pensais même pas. Je lui ai dit que j’avais vu la vérité dans son palais et que la vérité c’était elle.



Le silence de tout à l’heure s’est tellement amplifié qu’on pourrait croire que l’image est en pause. Les gniards sont absolument sidérés. Un peu rougis jusque là par les doses de planteur, les voilà qui blêmissent à vue d’œil. Derrière son comptoir, Mâme Brigitte a 24 ans, des fleurs dans les cheveux et un sourire d’idole. Même Mir s’est immobilisé à trois mètres de la porte des tinettes. C’est Loanna, 12 ans, qui brise le silence d’un cri d’orfraie :

— Sans déconner !!! Vous, Olivero Garlasseri, avec Mâme Brigitte ?!!! Ben merde alors ! Et pourquoi vous nous avez rien dit, depuis toutes ces années ?

— Et vous êtes mariés ?

demande, tout excité, Stevie, 12 ans aussi, avant que l’avalanche des questions du reste de la bande ne déboule.



Épilogue



Les cerisiers du Japon de la place Jules Joffrin sont en fleur depuis à peine une semaine lorsque Brigitte et Olivero Garlasseri sortent de la mairie du 18e arrondissement de Paris, elle, un bouquet rond d’églantines sauvages dans ses mains gantées au crochet par Mme Bombard, la mercière de la rue Ramey, lui, un certificat de mariage dûment paraphé par Madame, lui-même et M. le Premier Adjoint au Maire dans les siennes nues. Quelques amis jettent les dosettes de riz préalablement et parcimonieusement distribuées par les membres du Syndicat des Commerçants de Quartier, puis le groupe, une petite vingtaine d’invités, se dirige en gloussant, les femmes en robe, les hommes en cravate, par la rue du Mont Cenis, vers Caulaincourt et le Bar à Brigitte où la noce doit durer jusqu’aux matines.



Deux années plus tard, les premiers flocons de l’hiver n’ont pas touché les pavés de la place de la Bourse de Bordeaux, qu’au 34e Salon du Livre, un esclandre éclate, opposant un jeune étudiant de l’Université Michel de Montaigne à Jeanne Genséric, présente sous le Barnum des quais pour venir dédicacer son troisième roman L’Ombre des joies qu’édite toujours le même éditeur blanc.

Le garçon, Cyril Lanoë, commence par ouvrir le précédent roman de Jeanne — Comment je vis, seule contre tous — à la page 24 et, devant un parterre de fans étonnés, il récite haut et fort chacun des mots, chacune des phrases, chacun des paragraphes du feuillet. Puis, comme Jeanne lui notifie son émoi face à une telle fidélité, M. Lanoë lui répond que ça n’était pas trop compliqué à retenir : il a lui-même écrit ces lignes cinq ans auparavant. Comme souvent, dans ce genre de cas, l’endroit se remplit rapidement de badauds incrédules, mais badant tout de même. Le ton monte aussitôt et le mot regrettable est lâché : plagiaire !

Quelques années plus tard, dans une tentative carcérale d’introspection autobiographique, Jeanne Genséric reconnaîtra le vide qui s’était ouvert en elle, un jour qu’Olivero avait tourné les talons, la laissant là, cuisses ouvertes, béante, éperdue et seule contre tous.



Six mois plus tôt, alors que Pols ne vend plus que quelques ronds de serviettes en aluminium à un triste auvergnat qui s’ennuie, l’antiquaire en perdition fait la connaissance d’un couple qui s’engueule à l’entrée de sa boutique. S’approchant pour écouter et combler d’un nouvel épisode ses journées de rien, il comprend que la femme — plus jeune — fatigue l’homme — plus âgé, mais nanti — et qu’aujourd’hui, il a décidé que leur affair se finissait là, maintenant, jour de leurs noces de cristal, sur ce bout de trottoir, en plein Paris. Il est américain, elle est pontoisienne. Elle s’appelle Aline. Il s’appelle John. Il l’appelle Alison. Il voit Pols. Il hèle Pols.

— Hey ! You derrière la window ! Yes, you ! Je vous give my wife et ma fucking guest house aux Bahamas contre votre dirty shop !

Pols sort sur le pas de son antre, resserre la ceinture de son kimono, toise la demoiselle, l’Américain, son magasin, puis tend la main en affaissant les bords de sa bouche comme il a vu qu’on faisait dans les films de Martin Scorcese.

— Give me five !

Les hommes se tapent dans la main, les femmes perdent la partie. La vie de tous les jours reprend son cours, comme si l’éclipse n’avait pas eu lieu, comme si le choix avait une fois été donné de renverser les valeurs.

Plus loin Jeanne trompera l’ennui en essayant de tromper le monde.

Ailleurs, Olivero préférera l’amour de la bouteille à celui de sa douce tôlière.

Mais rien n’aura changé autour d’eux. Des vivants puis des morts. Des gens qui pleurent et puis qui rient. Des avants et des après dans des histoires d’amours qui voudraient être d’uniques exemplaires.

Qui a dit que la vie devait être autrement ?

FIN

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