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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Bain prolongé

Jean-François Magre

mars 2004

Chapitre 1 : Le poids

J’ai un poids qui ne cicatrise jamais, une sensation d’autant plus aiguë et constante qu’elle n’émane pas d’un corps qu’on peut montrer et toucher du doigt, pas de blessures ou de dégénérescences, de ces tourbillons cautérisés qui bouleversent les tissus, le poids pèse impunément, cela ne peut être l’œuvre d’une tumeur, même maligne. Des hommes entrent dans ma chambre en rêve, ils sont vêtus de blanc des pieds à la tête, je peux le percevoir malgré la nuit, les yeux fermés, emmitouflé dans mon lit, ils m’entourent, je les sens très proches, ils posent leurs mains sur moi, ils me retournent avec précaution pour ne pas me réveiller, je fais semblant de dormir, leurs instruments que je devine chromés piègent parfois un rayon de lune, ils tintent discrètement dans le silence, la courbe fugace du reflet sur le mur ne me renseigne pas sur leurs mouvements, mes draps froissés délimitent un champ opératoire en bataille, leurs palpations méthodiques, professionnelles, ne m’empêchent pas de craindre une erreur, je me mets à douter sérieusement qu’ils puissent dénicher le poids et m’en soulager. On pourrait me charcuter des pieds à la tête, m’explorer de fond en comble, on ne trouverait rien. On me conseillerait sûrement de faire plus d’exercice. Le poids jouit d’une immunité que jalouseraient bien des membres fantômes. On le sait, le corps est essentiellement composé d’eau, derrière celui-ci s’en profile un autre essentiellement composé de liquides frustes, de fluides serviles qui foncent aveuglément dans ce milieu qui se laisse vite envahir par les mauvaises herbes et se repose en faisant le mauvais calcul de devenir marécage afin d’en avoir les eaux stagnantes et ainsi la trompeuse tranquillité. Mais le poids veille à conserver cette agitation, il est mon véritable centre de gravité, tout polygone de sustentation tient compte de ses humeurs, elles se déplacent dans cette obscurité liante sous-cutanée, comme je l’appelle, cherchant à provoquer le déséquilibre, suivant leur instinct, me faire chuter, simultanément, la nuit et le jour. J’ai ce poids, parfois je le sens sur l’estomac, le localiser là le rend plus innocent, surtout proche d’une sortie, mais hélas ce n’est pas qu’une lourdeur. Lorsqu’il se comporte comme un trou il m’avale, comme un trou noir il crée le vide de mon univers qui n’est plus en expansion depuis longtemps, quitte à être instable j’aimerais être déchu en gaz, renoncer lâchement à la chair pour échapper au poids, mais cette nouvelle forme ne m’en allègerait certainement pas, ma peau ne serait plus qu’une aurore flottant en orbite autour de lui, je me retrouverais sans atmosphère, exposé à toute la matière errant dans l’espace, la moindre poussière deviendrait un dangereux projectile, ça ne ferait que l’augmenter.

Je suis sur la mauvaise pente, celle des muqueuses glissantes qui vous fait dégringoler en vous-même, tomber au fond et faire un nœud, les relents brûlent, la rumeur du trafic est omniprésente, transit ou cellules pressées, des bolides se détachent, zèbrent d’éclairs le black-out, j’ai des élancements, mes dents vibrent, on s’échange des informations dans mon dos, je sais maintenant que ce n’est pas qu’une image, le poids veille à conserver ce grouillement pour me rappeler à chaque instant que j’abrite la charogne qui fait son œuvre, je couve cette grande activité, mais il n’y a pas d’éruption, rien ne perce, on ne peut faire aucun relevé sur mon visage ou sur mon corps, dedans encore moins, ce n’est pas là, je suis soumis à des forces incroyables mais mon corps reste de marbre, rien ne semble l’affecter, il n’y a que moi qui affecte. Toutefois ce que je pense n’est pas le discours du trou, je ne l’accuse pas de me faire entendre des voix.

Mon système nerveux est tressé de trajectoires contradictoires, d’élans et de repentirs, traces d’une époque où j’étais encore en contact avec des corps de chair et de verbe, où je cédais à toutes les attractions, lancé par effet de lasso, percuté, au dernier moment retenu par la corde au cou, modelé par différents champs magnétiques, ceux qui rendent la Terre ronde. M’endormir signifie parfois devenir une roche polie par l’écoulement de l’eau, une roche fissurée avec des cavités, des boyaux, le réseau de l’obscurité liante sous-cutanée, le bouillon de culture de l’enchantement et des cauchemars, mais je remue, je gigote, je fais preuve d’une grande souplesse quand je sais à quel point je suis pétrifié, je ne suis pas malade des nerfs, comme on dit, en ramenant justement tout au corps, pas de chance d’occlusion. Il faut oublier les repères élémentaires, on se déplace en sous-sols, en hauteur, d’un niveau à l’autre, négatif ou positif, sans jamais être dans les airs ou même à l’air, toujours ventilé, son débit contrôlé, sa température régulée, tout en assistance respiratoire, cloisons et couloirs, tout s’escamote, se meut, coulisse, les escaliers comme les tapis, prendre des ascenseurs est aussi naturel que de mettre un pied devant l’autre, les rez-de-chaussée se moquent bien du niveau de la mer, la terre est devenue ignoble, honteuse, les architectes conçoivent une ville pour invertébrés, pour moignons pousseurs de boutons, les corps n’ont en apparence pas changé, on nous dit même comment bien s’en occuper, mais je ne vois que des amas informes acheminés d’une étape à l’autre de leur transformation dont le seul but est de les faire retourner à la poussière, eux aussi ont entrepris de raboter leurs corps, de les arrondir aux angles et de couper ce qui dépasse, il faudra des millénaires comme pour toute grande mutation. De plus en plus d’obèses, j’en connais la raison, j’ai ma théorie, ils ont comme moi un problème de poids, tout vient de l’angoisse liée au rétrécissement de l’espace, de l’espérance, ils augmentent le volume de leur corps, leur ultime rempart, pour s’opposer à ce processus, mais le poids n’est pas un allié, avec l’augmentation de leur volume et de leur masse ils n’aboutissent qu’à l’immobilisme.

Je serais prêt à vivre dans la plus sévère dictature, à ce que l’État s’occupe de régler ma vie dans ses moindres détails, d’organiser les activités de mon corps pour que je ne sois plus à m’en occuper comme de mon bien propre, je pourrais supplier le diable de me posséder sans rien lui demander en échange, je ne désire plus l’indépendance, je ne saurais plus quoi en faire maintenant, la liberté est viscéralement une ennemie bien que je trouve toujours l’idée belle, seulement inaccessible, j’ai perdu le sens de la révolte, je suis immunisé à la fois contre les convictions et la dépression, je ne veux ni repartir de zéro ni en finir, le dernier qui a parlé a raison, je ne me sens plus qu’une conscience attribuée arbitrairement. J’aspire à devenir un pur esprit, je ne mange presque rien, je ne sens ni l’envie ni le besoin de nourrir mon corps, j’y suis étranger, je n’ai pas de devoirs envers lui, il n’existe que pour me faire subir le joug du poids, épreuve sans doute décidée en haut lieu pour me punir d’un crime que j’aurais commis en d’autres temps, en d’autres mondes, tout me paraît possible, les personnes que je connaissais se sont écartées, j’ai perdu l’usage de la tendresse et leur présence s’est effacée, le poids m’a rendu lourd, j’ai commencé à faire de mauvais jeux de mot, ils ont tous fui, ils ne me seront pas rendus contre rançon, j’ai leur souvenir en consolation, on sait que je me satisfais de produits de substitution, on veille à ce que je n’en manque pas, j’ai affaire à des êtres qui ne se nomment pas, tous en service commandé, ils traversent mon appartement pour vérifier des détails et compléter avec le plus de précision possible les rapports qu’ils doivent remettre, il ne cherchent pas toujours à se cacher mais je n’aperçois jamais que quelques ombres furtives et ne sens qu’un peu d’air déplacé dans mon dos, j’aimerais en savoir plus sur eux, non pas pour les combattre mais au contraire pour me rapprocher ou tout au moins me distraire, je voudrais bien les surprendre là où ils se reposent, connaître leurs moments de doute comme je pense que cela peut arriver lorsqu’on est en mission loin de chez soi, assister peut-être à des histoires d’amour en train de se nouer, peut-être aussi qu’il n’y a rien à voir, qu’il sont aussi chien que des anges, que rien n’existe que leur travail. On m’a doté du poids, il a créé un abîme, j’y tombe, rien ne se voit, je me détache de ma peau, de l’intérieur, je ne savais plus ce qui la mouvait, je ne comprenais plus comment elle agissait et les gens se sont éloignés, ces gens avec qui j’avais construit ma vie. En revanche mes parents restent, cette statue indéboulonnable de l’ancien régime, cela fait partie du supplice.

Les mouvements me font mal, les douleurs ne m’apprennent rien, elle ne me permettent pas de remonter jusqu’à l’auteur de l’agression, pas de signes sur ma peau, rien non plus dessous, ce n’est pas enfoui là, ce n’est pas dans la tête non plus, comme on dit, il va de soi que cela revient au même. Je suis pourtant bien le produit de quelque chose, d’une multiplication bien sûr, celle de moi-même qui m’encombre à chaque âge et qui se remise sans cesse dans les garages étroits de l’obscurité liante sous-cutanée.

Il m’est facile de soupçonner mon corps d’héberger le poids et ses fluides de constituer ce que j’appelle l’obscurité liante sous-cutanée tant l’analogie est tentante mais j’ai des doutes, je l’ai dit, on pourrait me charcuter des pieds à la tête on ne trouverait rien, chirurgiens et autres spécialistes, tous perplexes devant ce grand désossement, ce déballage au grand jour, moi y compris avant de tourner de l’œil. La chirurgie qui tranche les chairs laisse voir le blanc, celle qui tranche l’obscurité liante sous-cutanée laisse voir le noir, les instruments restent à inventer. J’ai une case vide comme on dit. Peut-être. Et même plusieurs, tout un mur de consignes, n’importe qui peut venir y déposer quelque chose, la nuit elles s’ouvrent et libèrent ce qu’elles contiennent. Il y a toujours le soir, une trêve, la tenace et réconfortante habitude de l’espoir d’une autre chance le lendemain, puis la douce somnolence, la phase d’endormissement, les orages muets d’un trop plein de visions, le moment où la bouche devient pâteuse et la pâte roc, le moment où l’eau commence à couler. Pendant un certain temps j’ai fait une série de rêves où je me retrouvais dans l’appartement de mon enfance, de ma préhistoire, dans la défroque du gamin que j’étais. J’attendais seul, peut-être en danger, que mes parents rentrent, en vain. Alors je dormais, je me réveillais, me rendormais, incommodé par la chaleur je traînais d’une pièce à l’autre dans mon pyjama des semaines malade avec la peur d’être suivi par une créature née spontanément des ténèbres laissées derrière moi après avoir éteint la dernière lampe, j’étais renvoyé à ma propre nuit des temps, de retour dans la grotte, tous les boyaux noués. Impossible de retrouver ce qu’était le dehors, je comprenais vaguement qu’il pouvait y avoir quelque chose au-delà de ces murs mais sur eux ma pensée bégayait. Arbres, collines, rivières, gens, et même les rues et les maisons, tout n’était qu’images résiduelles, persistance rétinienne de moments éblouissants mais dont l’intensité avait déjà bien faibli et sur lesquels il m’était impossible de faire le point sans les faire fuir. Le jour était loin, j’étais désemparé devant le chemin à parcourir de nouveau pour le revoir et pour me retrouver, moi, à mon âge actuel. J’étais retenu, personne ne venait. Le temps passait ailleurs, restait l’éternité, quatre murs, quatre planches. Mon petit corps me détenait, je regardais par mes yeux comme par de tout petits trous de souris, la rage me partait du ventre mais rencontrait un milieu hostile à sa propagation, elle terminait en une grimace qui ne correspondait pas sur mon visage. Les murs étaient pleins, au cœur de la roche qui était au cœur du bloc. Éveillé c’est évidemment l’inverse, je sens l’enfant que j’étais s’agiter encore en moi, non assimilé, défiguré mais pas dissout entièrement, pas digéré, s’accrochant aux ruines, il ne comprend pas que je n’y vis que par obligation, il ne se rend pas compte que mon corps et moi sommes désynchronisés, lorsque j’ai mal je lui en veux mais j’ai aussi mal pour lui, j’ai de la compassion même s’il me fait souffrir, après tout nous faisons route ensemble, je me dis que je ne bouge pas comme il faut, qu’on est tous les deux victimes du poids, mais le plus souvent je le suspecte d’être avant tout son complice, collabo par inertie. J’ai de l’asthme ainsi que le hoquet, presque en permanence, je ne respire et ne déglutis plus en mesure, le poids divise mes cellules pour mieux régner, la charpente est ébranlée mais jamais ne craque, je ne sais faire que compliqué, je ne fais pas plus mais moins par moins, les mots attendent pendant que l’idée chemine, je reste bouche bée, on me fuit, on m’a fui, mais c’est pourtant moi qu’on a retiré de la circulation.

Bienheureux ceux qui peuvent tranquillement être fous sans jamais connaître un seul instant de lucidité et qui peuvent marcher impunément vers l’oisiveté. Ma situation n’est pas aussi simple et ne possède pas cet aspect rassurant et rationnel, la réalité est là, les ombres se laissent voir, les bruits ne sont pas étouffés, il n’y a pourtant pas de souris dans mon appartement, elles ont été chassées, pas plus que je n’ai d’araignées au plafond même si j’en vois de gigantesques se cramponner aux rideaux, se cabrer dans un claquement sec pour m’empêcher de les ouvrir, je n’ai plus de chauffage en cette saison mais l’eau cogne toujours sourdement dans les tuyaux dissimulés en plinthe, ce ne sont pas les cancrelats et les poissons d’argent qui caracolent sur le carrelage et brillent comme des lames de couteaux, je n’ai pas de chien alors qu’ils sont nombreux dans mes cauchemars à quémander avec leur gueule entre mâchoire et main, j’ai des portes mais elles ne grincent pas au point d’atteindre cette sorte de barrissement qui parfois me réveille en pleine nuit.

Pour m’oublier je ne songe même pas à la mort bien que j’aie eu quelquefois l’envie puérile de sécher la vie car elle reste pour moi un cours ennuyeux, d’être dispensé de conscience par une instance bienveillante, peut-être en ai-je trouvé une maintenant. Se tuer c’est avoir la prétention de se prendre pour une explosion, on espère dans le couic ultime ramener sur elle-même son existence épuisée et refroidie par son étirement dans tous les sens et provoquer un nouveau Big Bang dans le but non pas de renaître mais de créer une onde de choc assez puissante pour ébranler et briser les personnes de son entourage, ou du moins la liaison de covalence qui vous aliénait à elles et vous étreignait, c’est avoir l’arrogance de changer leur perception du monde, de réveiller un peu du dégoût que l’on croit tapi au fond de chacun, de lui permettre d’aller au bord des lèvres, de baigner sans qu’il affleure ou ne déborde, pour qu’il se rende maître des sens. De toutes façons je n’ai plus personne à qui faire ce coup-là.

Si je le faisais. Je vois déjà. Mon enterrement, ces gens, inconnus, apparus ou réapparus, un prêtre, je n’aurais rien dit contre, moi disparu, absent, enterré, un cimetière avec une vue pas mal puisque rien ne va très haut, de jolies allées, de jolis arbres, ces gens pour moi, après chacun s’écarterait, certains se retrouveraient à la terrasse d’un café en sortant, tous auraient une vérité à mon sujet, avec le temps ils trouveraient des réponses à toutes les questions, je ne serais que ce que leurs humeurs feraient de moi. Ma tombe, je ne peux pas m’imaginer autrement que sous une croix au bout d’une jolie dalle bien bordée, autrement qu’une fois de plus roulé, travesti, crypté, je n’aurais rien dit contre. Mort d’être de l’ici-bas de l’enfer. Le suicide ne souffre pas la médiocrité car il tombe tout de suite dans le ridicule. Aucun moyen ne me semble fiable, se pendre avec sa ceinture, partir pour l’Afrique, croiser un fauve, tout est loufoque, le suicide se prépare et s’exécute comme un gag.

Pourtant, à certains moments, je n’ai jamais aussi bien vécu qu’en ayant en tête le projet de me supprimer. Je m’imaginais avec un petit gobelet de ciguë, l’avoir à dix centimètres de moi, posé sur la table, je pouvais le toucher, elle était toute contenue dedans, je pouvais le tenir entre mes mains, penché un peu vers lui, sur la table, on m’aurait cru pensif, tenant entre mes mains une boisson réconfortante, un gobelet de thé chaud, me ramassant autour de sa chaleur, cela aurait été alors un jour de grand froid, de froid climatique, mais je voyais plutôt la scène un jour de canicule en plein été, de froid en moi, tenant ce poison dilué dans un peu d’eau tiède, cette arme dans l’attente de la décision de m’en servir.

Mais je ne me voyais pas acheter un revolver, faire les démarches pour le port d’armes, acheter les balles, refuser le holster en promotion, rentrer chez moi en tremblant, son poids dans ma poche, en sus de l’autre, le porter comme une bombe, m’inscrire au tir, éviter de lier conversation avec les autres tireurs, m’habituer à sa déflagration, à sa convulsion, peu à peu l’apprivoiser ou le laisser m’apprivoiser pour un jour le retourner contre un centre vital de mon corps. On pourrait croire qu’en un coup c’est expédié, littéralement cloué en soi, d’une stupeur dont on ne redescend pas.

Les nuits le poids joue contre moi, la chimie lui est favorable, toujours à me réveiller après un rêve, une alarme que je ne pourrai jamais empêcher de se déclencher même si j’ai renoncé à me secourir. Le matin j’ai l’impression qu’il y a eu une lutte, je suis mâché, issu d’un corps à corps avec un adversaire intangible, les joues brûlantes, la peau rougie, marquée par endroit, tordue, pliée, tout cela résultat d’agitations, de soubresauts, spasmes comme pugilats, mauvaises positions comme mauvais coups. J’ai ce poids qui infecte tout, il m’aliène grâce à l’asthme et il insinue son poison dans mon sang, me transfuser entièrement ne servirait à rien, le sang est sous sa coupe, c’est un de ses sbires, il l’envoie cogner dans ma tête, je le crois faire partie de la cohorte des fluides de l’obscurité liante sous-cutanée mais lorsque je le vois couler d’une petite entaille j’ai pitié de lui et de moi.

Un autre rêve, j’ai un désir, sucer mon propre sexe, frustré de ne pouvoir l’atteindre avec ma bouche, je le tranche donc net et le porte à mes lèvres mais je ne suis pas tranquille, je dois me faire très discret, je me trouve à un arrêt de bus, sur un trottoir désert mais je sens des présences, cela ne me gêne pas outre mesure, je ne me préoccupe pas non plus du sang qui coule de la blessure que je me suis infligée, il fait sombre, un temps glacial, c’est le soir, j’ai plusieurs épaisseurs sur moi, l’hémorragie épongée ne se voit pas encore, assez sûr d’être à l’abri de tous les regards je décide de sortir l’organe de ma poche, impatient, j’ouvre ma main et je vois que mon entreprise a échoué, évidemment, elle ne pouvait réussir même dans un rêve, surtout dans les miens, mon sexe est froid, pâle, translucide par endroits, de la consistance d’une méduse retrouvée sur une plage, il n’a aucun goût, il ne revient pas, je suis un peu écœuré, je le laisse glisser entre mes doigts, je ne le regarde pas tomber, il ne fait pas de bruit dans la neige.

Vacances à la mer comme sauce avec des feux d’artifices, des promenades, des bords à suivre, comme j’aimais les suivre tout gosse, du doigt, en courant, un avion, l’horizon, l’azur, le sable, les murets, tout en séquences, les magasins les soirs sans pluie, les tableaux dans les vitrines, ignobles sans que je le sache encore, le monde croisé. Le poids, je ne l’ai jamais croisé, on ne me l’a jamais présenté, il est inscrit en moi. La table de chevet est un vieux navire. Au fond du tiroir on est au fond de la cale mal éclairée, les profondeurs abyssales de la mer juste derrière.

Je n’aime pas le bruit que fait l’argent dans les films, comment on le manipule, les pièces en sacs ventrus, crevés, ce fluide dur se déversant, le papier gueulard en tas, empoigné, froissé, fourré à la va-vite dans des poches ou d’autres grands sacs, brandi avec provocation, jeté aux visages avec les répliques, s’échappant en pétales fripés, comme frits dans la façon qu’ils ont de garder la forme que la chaleur de la main leur aura imprimée, les billets font un sale bruit dans les films, je dis cela mais enfant j’aimais ce bruit de l’argent de jeu, cousin dans l’imaginaire de celui que font les pages amidonnées d’encre d’un journal intime, je m’en fabriquais pour ensuite les manipuler, me les échanger avec moi-même, me les disputer, les user au fil des histoires inventées qui les employaient, il y en avait de différentes tailles, tous des rectangles, un cadre au feutre vert inscrit dedans, des coins enluminés de pattes de mouches, des chiffres pas forcément astronomiques rappelés un peu partout, un médaillon contenant un gribouillis, peut-être la silhouette d’un personnage illustre, je les rangeais dans les endroits appropriés, on me murmurait tendrement, canaille, je détestais ce mot et tous les autres en sucre, pièces en chocolat, pistolets à eau, ours en peluche. J’ai cru aux images comme si j’y retrouvais la mémoire d’une vie antérieure, peut-être celle dont on m’a arraché. J’allais au cinéma pour cela, je regarde encore la télé pour cela, mais tout est faux, je ne peux plus croire en rien, je divague, je rumine, c’est bien le mot, mais jamais rien ne part en déjection. Chez moi il y a bien l’idée d’accumulation, puisque je sens ce poids, mais il ne révèle jamais la proximité d’une sortie ni l’imminence d’une expulsion, il n’y a aucun frémissement de boyau, de contraction de sphincter, de gaz précurseur, de météorisme sous le plexus solaire, toute l’activité reste à l’intérieur, au chaud, bouillonnant, vie et mort d’une étoile puis résurrection, aussi intense, et tout derrière la peau, même pas cloquée ni déformée, rien de visible. Je rumine sans fin, sans résolution. Il ne s’agit pas d’une forme de constipation, la vraie, je la connais, je somatise par le système digestif, derrière le nombril, qui, bien qu’il soit un endroit idéal, ne cache pourtant pas l’obscurité liante sous-cutanée, ce n’est pas dans mon corps que se trouve le poids et pourtant je sens qu’il est soumis aux mêmes lois, cette pesanteur est une trace comme la puanteur, elle révèle sa présence mais il n’y a rien à suivre, où m’entraînerait-elle, de toutes façons je n’ai pas de cartes et aucune créature ne se propose comme guide et ne me dit ce qu’il faut faire, ce qui est bien et mal, un bon parasite, navigateur, je pourrais payer pour y voir encore plus clair, j’ai toujours ma valise de billets dessinés.

Anselmo Guttierez Dande. En vain. J’aimerais retrouver ce compagnon de l’enfance né de mon imagination, acquis à ma cause bien qu’elle fût de constitution vacillante, floue, piquetée, trouée, lui la consolidait toujours, le complément idéal, la béquille, ce personnage qui semblait se dérober aux lois de la physique et de la vie je l’ai laissé, moi, soumis à l’évolution, au changement, à la dégradation, vulnérable, je l’ai laissé et il m’a laissé le laisser sans rien dire, je l’ai oublié longtemps et il ne s’est jamais rappelé à mon souvenir. Son existence fut un jour menacée, elle s’est mise à fuir, à faire sous elle, je commençais à le tuer. Cette sorte de frère était étranger à l’obscurité liante sous-cutanée, il n’était pas non plus du genre que l’on retrouve sous forme d’une petite poche contenant des dents et des cheveux au hasard d’une appendicite, non, il était sans os, sans organes, sans bouillie, pas méchant, sans mauvais fond, sans fond, lorsqu’il mangeait lors de nos dînettes de gamins rien n’allait derrière, je n’entendais pas la nourriture tomber, il était sans fond et sans fondement, sans rebord, ce n’était pas un trou, que lumière, rien. Je me rappelle qu’il disait je avec beaucoup de difficulté.

Mes parents n’ont jamais subi d’opération, ils ne sont jamais tombés malades, rien ne les entame, je ne peux les utiliser l’un contre l’autre. Je ne sais plus qu’une chose, ils m’ont donné corps, extirpé de je ne sais quelles limbes et ils m’ont condamné aux champs de forces, aux faisceaux de contradictions, cela fait d’eux des complices, d’autres sbires qui ont brillamment accompli leur part du vaste projet. Ils forment un bloc, aucun sédiment ne pourra venir l’augmenter et aucun phénomène ne pourra l’éroder, ils se tiennent par la main, me sourient, se serrent les coudes, bras dessus, bras dessous. Enfant ils me dégoûtaient, je n’ai eu de cesse de leur cacher, je ne voulais pas être méchant, ils ne se fâchaient pas lorsque j’avais un mot plus haut que l’autre, mais plutôt un mot plus bas, inavoué, qui concernait justement les bassesses, le tréfonds fangeux de l’obscurité liante sous-cutanée, lorsque j’étais prêt à dire j’avais le bec cloué par une caresse, plus tard j’ai compris leur responsabilité et cela n’a plus suffi, j’étais méchant avec eux, donc bête, il ne fallait pas qu’ils viennent me chercher. Maintenant je n’attends plus que ce bloc disparaisse, le mal est fait, je pense que lorsque cela arrivera ce sera d’un coup, d’un seul et déchirant craquement, celui des os au dedans, les mains jointes ne seront pas déliées mais brisées ensemble.

Sommeil inquiet, veille troublée, deux phases d’un même programme, cellule et promenade en guise de boulot-dodo, quelques fois c’est le trou et d’autres le parloir. Chaque matin je dois me refaire à la lumière, à la misère, même levé je n’atteins pas à la vie, indécis, un peu hirsute, déplumé, vieux petit oiseau, sortir ou rester là, volets clos, à naviguer sans scaphandre dans ce qui revient sans cesse de mon passé, j’en suis plein, encore et encore, ça se bouscule au portillon, je ne suis pas vieux mais j’ai l’impression d’avoir trop vécu, juste en terme de quantité car je n’ai rien vécu d’extraordinaire, on peut même dire que d’un certain point de vue je n’ai pas vécu, tout a la même valeur dans ma vie, je n’ai pas le temps de vivre et de me souvenir en même temps mais c’est pourtant ce que je fais, je suis incapable de fermer la vanne, ça déferle, tous moments vifs, bien nets, comme restaurés, sans tri ni ordonnancement, tout a la même valeur, suis-je donc à l’âge où l’on est mûr pour la rétrospective, je bascule en tout cas, que restera-t-il quand je mourrai et que ma vie devra défiler en accéléré, j’aurai déjà tout vu maintes et maintes fois, qui sait sur quoi ma nostalgie se fixera aujourd’hui, maintenant. Qu’ils défilent les autres avec leurs ombres dansant sur les murs, je sais depuis longtemps que ma bibliothèque ne sert qu’à dissimuler leurs passages secrets, les livres hérissés de signets en défendent l’accès, j’ai abandonné mes lectures car je me sentais lire comme un comédien, même d’une voix intérieure, aucun écho ne me permettait d’être moi, je ne sais peut-être même plus parler, incapable de demander mon chemin si je débarquais ne serait-ce que dans ma rue, je ne tiens pas à vérifier avec les vivants, je pourrai toujours me permettre de bredouiller avec Anselmo Guttierez Dande. Créature inaltérable mais engeance de créature de chair, son existence fut un jour menacée, il allait disparaître, il est donc devenu muet puis aveugle et enfin sourd, sans se poser la question du corps il a logiquement cessé d’exister.

Mais il peut revenir, comme tout le reste, faire partie de la longue caravane, pas un retour à l’enfance mais un recours, j’ai bêtement besoin de lui car je n’ai personne.

J’ai ce poids, cette concrétion, ma perle à moi refermé comme une huître, au contraire des reptiles je dois muer de dedans et une boule s’est formée peu à peu. Les jours passent, ils s’en trouvent encore que j’élis point de départ d’un nouveau calendrier, d’une nouvelle ère entérinant une guerre qui n’aurait pas eu lieu mais que j’aurais gagnée, cette victoire ramène quelques espoirs, une nouvelle fois je veux dérailler, me désaxer, partir en roue libre mais bientôt le mouvement finit par être brisé, je me retrouve mis au pas, quelque part on accorde les rythmes et on plie le temps. Je ne réagis pas à l’arrivée des beaux jours, ils sont là, leur lumière de plus en plus vive, leur chaleur m’entoure mais la joie ne rentre pas, du moins rien ne me pénètre pour que la joie sorte, je retiens tout, la gravité faramineuse du trou noir. Je me représente l’année comme une sorte de grand 8 mais en plus simple, un circuit de forme circulaire mais avec un ubac abrupt qui pointe vers Noël puis un long tunnel qui débouche en bas sur le grand ventre de l’été, le royaume des ombres.

Je n’étais pas méchant avec Anselmo Guttierez Dande, de toutes façons il n’était pas du genre à renvoyer les coups. J’aimerais entendre sa voix, le savoir écouter, le sentir voir, m’écouter, me voir. Un jour j’ai commencé à le trahir, à me méfier de lui comme des autres, je parlais vite, le plus vite possible pour, m’imaginais-je, répondre avant lui, par crainte de ce qu’il pourrait révéler, mais je ne parlais qu’avec des mots et non avec les gens. Je perdis pied dans ma propre peau. Comme j’aimerais rouvrir mon compagnon d’enfance muré, enfoncer la croûte devenue épaisse avec le temps, gratter la terre, dégager ses yeux fermés, sa bouche, ses oreilles, tout son visage qui m’attend. Mais où se trouve-t-il, pas de carte, juste un point, le poids, il se réveille vite et me fait couler à nouveau.

J’ai aussi mon rêve de la ligne de flottaison. Flotter, c’est-à-dire ne pas couler, mais flotter en dessous de la ligne de flottaison, attaché par de robustes cordages sur la coque d’un navire inconnu, il trace sa route, il a son cap, je suis maintenu sous cette ligne, subissant le roulis, le fracas des vagues qu’il fend, la tête sous l’eau la plupart du temps, reprenant à peine mon souffle dans de rares incursions dans l’air perlé d’eau, rien d’autre que l’horizon. Il ne faut pas croire que les rêves sont un monde mystérieux bien à part dont les clefs nous échappent encore, ni même la part la plus déchiffrable et accessible de ce monde, encore marquée par les lois d’ici-bas, de l’ici-bas de l’enfer, au contraire , ils ne sont qu’une des nombreuses armes d’une stratégie de siège, cauchemars ou beaux rêves, de ceux que me souhaitaient mes parents au coucher, ils ne sont que propagande destinée à abattre le moral en l’attaquant frontalement ou bien en l’enjôlant pour le rendre encore plus vulnérable, ils ne sont pas mystérieux, ils ne sont pas ailleurs que dans le corps, au contraire de l’obscurité liante sous-cutanée.

Je dis obscurité liante sous-cutanée, il y a donc une peau, celle qui se forme quand le lait bouilli refroidit, celle sur laquelle on tape quatre-vingt fois par minute, j’ai toujours eu le pouls très régulier, sur cette peau poussent des poils, très drus, très noirs, très piquants, je sais que j’aurais beau les couper il y aura toujours quelque chose sous cette peau qui les fera repousser.

Je commence à en rêver. Il dort dans une pièce assez grande et saine. Réveillé aussitôt par une présence, il y a bien un bruit, de l’eau qui goutte, trop près, mais rien pourtant qui fasse penser à une silhouette debout dans le noir, l’œil ouvert définitivement, l’œil glauque d’Anselmo Guttierez Dande, enseveli dans mes rêves anciens, s’économisant de voir, elle caresse le sable au pied de son lit afin de lever une armée de scorpions, qui veut en prendre une poignée obtient immanquablement un poing animé du désir de frapper.

J’ai un poids qui n’éclôt jamais, ainsi n’est-il pas promis à faner et à tomber, il ne s’agit pas de celui qui s’affiche sur la balance mais des questions qui sont là, à peine intelligibles, je mâche mes mots, l’articulation grince. Les égratignures sont bien là, sur les phalanges ou ailleurs, je caresse leur relief qui me démange un peu, je laisse le temps faire, personne pour me voir, je ne me blesserai pas à creuser pour déterrer Anselmo Guttierez Dande, je ne le ferai pas avec mes mains.

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Doux, douloureux.

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